Europe -Grèce : la passion plutôt que la raison ? (cf D. Cohen)

, par  Marie-Odile NOVELLI , popularité : 0%

L’ordo-liberalisme* Allemand Chrétien- Démocrate et Humaniste a évolué dans les années 80 en un libéralisme ultralibéral et très peu social.
C’est cette doctrine qui a inspiré le traité de Maastricht. A notre corps défendant. Ou plutôt à notre insu. C’est dire qu’il nous faut reprendre les bases d’un débat qui n’a pas vraiment eu lieu !

Y compris concernant la "monnaie unique"...
Faut- il une monnaie "unique" ou simplement "commune" ? Faut-il une monnaie commune avec un taux de change différent pour être en adéquation avec les réalités économiques differentes des pays, comme le prône encore Chevènement (Cf Marianne de la semaine dernière n°951) ?
Ou bien une monnaie "unique" , oui, mais seulement si conditions sont réunies ? C’est à dire, à condition qu’il existe une intégration supérieure des pays, des "Etats Unis d’ Europe", comme le prônent les fédéralistes, de la même manière qu’un pays comporte des régions plus ou moins riches ou économiquement avancées ? ...
[C’est d’ailleurs un principe à l’oeuvre pour la gestion des fonds européens, que la rattrapage des régions ! ]

Féderalistes sociaux et écologistes ont eu en tous cas longtemps en commun de refuser une Europe purement monétaire, sans intégration sociale ni économique, bref, non politique. Ce n’est plus le cas des sociaux démocrates aujourd’hui.

Rouvrons ce débat sur l’ Europe !
Cette fois- ci, sans occulter les enjeux monétaires court-termistes, mais sans occulter non plus la réflexion sur l’économie ( quelles relocalisations, quelle durabilité et intégration des ressources limitées de notre biosphère , quelle fonctionalité ? ),
sans occulter non plus la necessaire réflexion sur la réforme fiscale et la redistribution , et sur la nature du travail et de l’emploi dans un contexte de préeminence du numérique et de la robotisation ( et leurs conséquences sur le temps de travail) ...


* Ce terme qui fait succès actuellement renvoie à une doctrine économique de l’Allemagne des années 30.
Sauf qu’il ne s’agit plus vraiment de la même doctrine
( lire pr ex ; http://www.alternatives-economiques.fr/l-allemagne-retrouve-l-ordoliberali_fr_art_633_44000.html)
.....
Je recommande la lecture de l’économiste Daniel Cohen (si nécessaire voir jpg à la fin de l ’article)

MO-N.

Grèce : « Les passions politiques l’ont emporté sur la raison économique »
Pour l’économiste Daniel Cohen, l’accord conclu par la Grèce et ses créanciers « laissera des cicatrices profondes ».

www.lemonde.fr

JE RECOMMANDE AUSSI
1. DE ch Joerges, cahiers européens de sciences po ,
QUE RESTE - IL DE LA CONSTITUTION ECONOMIQUE EUROPEENNE APRÈS LA CONSTITUTIONALISATION DE L’EUROPE
 : http://www.cee.sciences-po.fr/erpa/docs/wp_2005_1.pdf
et 2. de Christian Laval Décembre 2006 , Ordolibéralisme allemand, néolibéralisme européen et construction de l’Europe
Christian Laval Décembre 2006

1. Résumé
Le point de départ du présent essai est l’hypothèse selon laquelle les efforts entrepris pour combler le déficit démocratique de l’Europe devront aussi affronter les problèmes sociaux crées par le processus d’intégration. Cela constitue un sérieux défi, lequel comporte de nouvelles dimensions. Dans ses débuts, l’Europe emprunta la voie de l’intégration comme simple communauté économique. Ainsi, durant la première phase historique du processus d’intégration, les propositions constitutionnelles formulées par les ordo-libéraux allemands parurent attrayantes. Selon les évaluations d’inspiration ordo-libérale, le système politique européen avait (et continue à avoir) une double structure : au niveau supranational, il est explicitement engagé en faveur de la rationalité économique et d’un système de libre concurrence. Les politiques redistributives (sociales) pourraient – et devraient – demeurer une responsabilité du niveau national. Cet édifice fut affiné dans les années 1970 et 80. L’union monétaire et le pacte de stabilité le complétèrent et, dans son fameux arrêt « Maastricht », la Cour Constitutionnelle allemande en cautionna la validité constitutionnelle. Toutefois, de nouvelles dynamiques et la recherche d’une « union sans cesse plus étroite » annoncée par le Traité de Maastricht conduisirent au renforcement et à l’élargissement de la portée des politiques européennes de réglementation, et donc à une incompatibilité avec le legs ordo-libéral. Nous constatons que l’effritement de la Constitution économique ne conduit pas à une solution du déficit social de l’Europe. Ni la Méthode Ouverte de Coordination, ni l’engagement du Traité Constitutionnel en faveur d’une « économie sociale de marché », ni même les nouveaux « droits sociaux », ne fournissent de fondement théoriquement adéquat et politiquement crédible en vue de la résolution de ce problème.
*
** Cet essai constitue une nouvelle version revue et augnentée de l’allocution introductive prononcée à l’Académie de Droit Européen – Session sur le Droit de l’Union Européenne – à l’Institut Universitaire Européen de Florence, le 5 juillet 2004. Je remercie Marc Amstutz, Milena Büchs, Damian Chalmers, Philip Manow, John McCormick, Rainer Nickel, Tommi Ralli, Florian Rödl et Stephen Weatherill pour tous leurs commentaires encourageants et leurs suggestions constructives. – Je remercie particulièrement Jean-Antoine (Yannis) Karagiannis, qui non seulement traduisit ce texte en français, mais qui me fit aussi bénéficier de son expertise dans le domaine de l’histoire des droits de la concurrence en Europe. C’est avec son aide que je pu identifier les particularismes des ces droits, et donc ceux du cas allemand. Ses nombreux commentaires enrichirent considérablement ma propre compréhension de certains aspects de la problématique que je présente ici.
Traduit de l’anglais par Jean –Antoine Karagiannis.
Cahiers européens de Sciences Po n° 01/2005 1/44
Mots-clefs : Légitimité ; coordination ouverte ; droit économique ; pacte de stabilité ; Etat- providence ; Convention européenne
Coordonnées de l’auteur : Christian Joerges, Professeur de Droit Economique Européen ; Institut Universitaire Européen de Florence, mél : joerges chez iue.it


2. De l’ambiguité de l éconmie sociale de marché

Ordolibéralisme allemand, néolibéralisme européen et construction de l’Europe
Christian Laval Décembre 2006
« Tous les efforts que nous devons faire pour l’intégration de l’Europe doivent être placés sous le signe de la liberté ».
« Pour moi, l’intégration européenne n’est qu’un premier stade dans l’élimination de toutes les barrières douanières du commerce international ». Ludwig Erhard1.
« And so Germany is in trouble—and with it, the whole project of a more unified Europe. For Germany is supposed to be the economic engine of the new Europe ; if it is a drag instead, perhaps the whole train in the wrong direction goes, not so ? » Paul Krugman2.
Introduction
L’ordolibéralisme allemand constitué dans les années 30 à Fribourg autour de la figure dominante de Walter Eucken est la forme allemande du néolibéralisme qui va s’imposer après la Deuxième Guerre mondiale en RFA. L’objet de l’exposé est de montrer comment cette doctrine économique, devenue véritable idéologie sociale et politique cimentant un large consensus en Allemagne de l’Ouest, a été également le fondement doctrinal de la construction européenne. C’est donc la formation d’un néolibéralisme proprement européen dont il sera ici question, dont l’ordolibéralisme allemand est la base principale.
Deux remarques préalables s’imposent. Cette généalogie n’est pas originale. Michel Foucault, dans son cours donné au Collège de France en 1979, Naissance de la biopolitique, nous a mis sur la voie. Il y a eu certes depuis des travaux universitaires, spécialement du côté des études germanistiques, mais ils sont restés sans grand écho en dehors de leur sphère de spécialisation. Du côté politique, on pourrait s’étonner de l’intérêt relativement faible pour cette filiation, y compris de la part de ceux qui ont contesté la voie libérale de la construction européenne et milité contre la ratification du Traité constitutionnel lors du référendum de mai 2005. C’est que nous avons affaire à un vrai refoulement collectif, si puissant que les rares expressions de l’existence d’un lien entre l’ordolibéralisme allemand et la construction européenne qui se sont manifestées en 2005 n’ont pas été vraiment entendues, même de ceux qui auraient eu pourtant le plus grand intérêt à explorer cette piste3. L’hypothèse que j’avancerai est que ni la droite gouvernementale ni la gauche socialiste ne sont en mesure de lever ce refoulement qui leur est nécessaire pour maintenir l’illusion d’une construction européenne à la fois nationalement et idéologiquement neutre. Rappeler au contraire qu’elle s’inscrit largement dans le droit fil du néolibéralisme allemand aurait quelque chose de profondément dérangeant. C’est ce que nous nous proposons de faire ici.
La seconde remarque est que, du côté des libéraux, cette filiation ne fait pas l’ombre d’un doute, elle est même revendiquée haut et fort. L’un des témoignages les plus convaincants à cet égard est la conférence donnée par le désormais célèbre Frits Bolkenstein à l’Institut

1 , La prospérité pour tous, 1959, p. 155 et p.157.
2 « Why Germany Kant Kompete ? » ? Fortune Magazine, 1999 (http://web.mit.edu/krugman/www/kompete.html)
3 Il y a des exceptions remarquables, dont les articles et textes en ligne de Frédéric Lordon, José Caudron et Serge Lequéau par exemple.
1
Walter Eucken à Fribourg le 10 juillet 2000. Celui qui se présente alors comme le « responsable du marché intérieur et de la fiscalité » à la Commission européenne donne à sa conférence le titre suivant4 : "Construire l’Europe libérale du XXIe siècle", titre qui dit parfaitement ce que les opposants au Traité cherchaient à montrer lors de la campagne, à savoir la nature néolibérale de cette construction. Mais le plus intéressant se trouve dans la conférence elle-même. Après avoir justement rappelé le rôle des ordolibéraux dans la politique économique et monétaire de la RFA, et plus particulièrement la place éminente de Walter Eucken dans la doctrine, Frits Bolkenstein affirme à plusieurs reprises ce lien : « Dans une vision de l’Europe de demain, l’idée de liberté, telle qu’elle était défendue par Eucken, doit donc certainement occuper une place centrale. Dans la pratique européenne, cette idée est concrétisée par les quatre libertés du marché intérieur, à savoir la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. » Et il ajoute ceci qui est fondamentalement exact : « En effet, il est clair que beaucoup reste à faire pour que ces libertés deviennent des certitudes. La Commission européenne et le Conseil sont conscients de ce défi et l’ont relevé en adoptant un programme ambitieux de déréglementation et de flexibilisation, résumé dans l’acte final du sommet de Lisbonne qui a eu lieu en mars dernier. La mise en œuvre de l’ensemble des mesures proposées à Lisbonne représentera un progrès considérable dans la réalisation d’une Europe conforme aux idées "ordo-libérales". » Et la suite est encore plus explicite : « Le projet ambitieux de l’Union économique et monétaire représente à cet égard un défi particulier. Ce projet a non seulement pour but de renforcer les libertés du citoyen, mais constitue également l’un des principaux instruments politiques qui doivent permettre de stabiliser l’énorme économie de marché qu’est l’Europe. Il est donc, à ce titre, un pur produit de la pensée "ordo-libérale". » Je répète et je souligne ce que dit l’auteur de la fameuse « directive services » en Europe : « Le projet ambitieux de l’Union économique et monétaire est un pur produit de la pensée "ordo-libérale ». »
Frits Bolkenstein détaille le programme de réformes qui doit permettre de bâtir l’Europe « ordo-libérale ». Quatre points ressortent de façon saillante :
1)la flexibilisation des salaires et des prix par la réforme des marchés du travail(« il est absolument nécessaire de progresser dans le domaine de la flexibilisation du marché de l’emploi » ; « L’un de nos principaux défis est donc d’améliorer la flexibilité du marché du travail et du marché des capitaux. » ) ;
2-La réforme des retraites par l’encouragement à l’épargne individuelle. « Si nous voulons également éviter le déclenchement de la bombe à retardement que constituent les retraites, il est urgent de s’attaquer sérieusement à la réforme de la législation sur les retraites. Les fonds de pension doivent pouvoir profiter des nouvelles possibilités d’investissement offertes par l’euro ».
3-La promotion de l’esprit d’entreprise ( « Les Européens semblent faire preuve d’un esprit d’entreprise insuffisant. Le problème de l’Europe n’est pas tellement le manque de capital- risque pour lancer de nouveaux projets d’affaires. L’argent ne manque pas. Par contre, trop peu de personnes sont disposées à franchir le pas pour créer leur entreprise. Les réformes structurelles doivent donc aller de pair avec un changement de mentalité chez le citoyen. »)
4- La défense de l’idéal de civilisation d’une société libre contre le « nihilisme »( « Le relativisme moral et épistémologique de ce courant menace d’ébranler les valeurs essentielles du projet libéral, comme l’esprit critique et rationnel et la croyance en la dignité fondamentale de l’individu libre » ; « L’avènement de l’Europe libérale de demain risque d’être ébranlée par la formation transmise aujourd’hui aux jeunes Européens dans les écoles et les universités
4 Frederick Bolkenstein est un homme politique néerlandais, longtemps responsable du parti populaire (libéral), président de l’Internationale libérale de Londres entre 1996 et 1999, auteur de la directive « services » (et dont le principe structurant du « pays d’orifine » a été l’objet de fortes contestations) qu’il a élaboré lors de son mandat à la commission européenne entre 1999 et 2004.
2
( ...). La tâche des universitaires est donc de transmettre, par leur travail, les valeurs fondatrices de la société libre ou, en tous les cas, de combattre les idées qui visent à mettre en péril ce type de société. »
L’Europe libérale, dans la lignée de l’ordolibéralisme, est un programme clairement dessiné. Bolkenstein, dans cette même conférence, est très explicite sur le fait que cette Europe telle qu’elle se construit est non seulement un projet anti-socialiste, mais un projet tourné contre l’État social. Quand il évoque le sujet, il rappelle que : « Pour Eucken, le socialisme était une vision d’horreur, un modèle, non seulement d’inefficacité, mais aussi, et surtout, d’absence de liberté ».
Comment peut-on penser que l’Europe qui se construit représente à l’inverse un « modèle social », contrastant avec la mondialisation ultra-libérale des anglo-saxons ? La confusion, largement volontaire, on le verra, porte sur le sens de l’expression typiquement ordolibérale d’« économie sociale de marché », donnée par les partisans de l’Europe et du Traité comme un synonyme de « modèle social européen ». Dans une interview de 2005, Jacques Delors à la question d’un journaliste « comment le nouveau traité permettra-t-il de lutter contre les perversions du marché ? » faisait la réponse suivante : « Dès 1957, les pays européens avaient considéré que s’ils avaient un marché commun ils accroîtraient à la fois leur efficacité et la solidarité entre eux. Ce n’est pas facile à faire. Ce sont les mêmes principes qui sont repris par le traité. Il n’est pas novateur par rapport à cela. Ce qui est nouveau, c’est la montée en puissance des forces politiques qui refusent l’intervention de l’Etat et des institutions pour équilibrer les forces du marché. Au nom d’un monétarisme que j’ai toujours combattu, on refuse le rééquilibrage entre l’économique et le monétaire... Le traité ne tranche pas. Il laisse aux forces politiques la possibilité d’aller dans un sens ou dans l’autre. Sans le traité, nous disposons de moins d’atouts pour défendre les intérêts légitimes de la France et aller vers cette économie sociale de marché, rénovée, qui est une réponse à la mondialisation et à la puissance financière »5.
Cette réponse est assez typique d’un escamotage de l’histoire européenne qui a pour effet de faire oublier que cette « économie sociale de marché » a été, et reste, la formule du néolibéralisme allemand avant de devenir celle du néolibéralisme européen, une formule qui vise à laisser penser que cette « économie sociale de marché » est une expression synonyme d’Europe sociale alors qu’elle en est l’exact contraire 6. Mais Jacques Delors n’est pas seul
5 Interview de Jacques Delors au journal Nord-Éclair samedi 14 mai 2005.
6 Dans une intervention « Le dialogue social européen » donnée devant le Comité Economique et Social européen le jeudi 14 avril 2005, Jacques Delors expliquait : « S’il existe un modèle européen de société, ou bien même un modèle social européen, je le définirais comme un équilibre entre la société et l’individu, l’individu devant ne pas abuser de la société, la société devant ne pas écraser l’individu. Ce modèle peut également être conçu comme une forme d’économie sociale de marché, dans lequel seraient acceptées des régulations à travers notamment des accords entre partenaires sociaux. Il reste à souhaiter que cette philosophie d’ensemble, dont la Commission est déjà convaincue, sera partagée par les dirigeants de nos pays dans les années qui viennent, en tenant compte de la diversité des formes prises par ce modèle social. ». Dans le même sens, Pierre Moscovici durant a campagne sur le Traité (« notre oui est un oui pour l’Europe sociale ») assimilait « Europe sociale », « dialogue social européen » et « économie sociale de marché ». Il expliquait ainsi : « C’est ce dialogue permanent entre les partenaires sociaux, qui constitue l’un des piliers du modèle européen : l’économie sociale de marché »( in Pierre Moscovici, « L’Europe sociale passe par le oui »12.04.2005 (http://www.pierre-moscovici.fr/article/articleview/2708/1/1057). Robert Picht (Directeur de l’Institut franco- allemand) fournit un autre exemple de cette confusion terminologique , facilitée par des traductions infidèles avançait que « avec la monnaie unique, il devient plus nécessaire que jamais de s’entendre très étroitement sur les questions non seulement d’ordre économique mais également socio-politique, c’est-à-dire sur l’organisation future de la société européenne. Jacques Delors appelle cela " le modèle européen de société ", dont la meilleure traduction en allemand est " l’économie sociale de marché " » (Vers une Europe sociale ? Nouvelles dimensions du dialogue franco-allemand, 1998).La Fondation Robert Schuman sous prétexte que le Traité parlait « d’économie sociale de marché hautement compétitive » expliquait doctement au moment de la campagne référendaire que « la Constitution européenne porte en elle un véritable modèle social européen. Ses avancées
3
dans ce cas. Pratiquement tous les partisans du oui au Traité constitutionnel européen ont défendu de semblables interprétations. Jacques Chirac dans une tribune publiée par 26 journaux européens à la veille du sommet d’Hampton Court le 27 octobre 2005 déclarait que le modèle de l’Europe : « c’est l’économie sociale de marché. Son contrat, c’est l’alliance de la liberté et de la solidarité, c’est la puissance publique garante de l’intérêt général ». Et il continuait ainsi : « C’est pourquoi la France n’acceptera jamais de voir l’Europe réduite à une simple zone de libre-échange », « c’est pourquoi nous devons relancer le projet d’une Europe politique et sociale, fondée sur le principe de la solidarité ».
Ces quelques citations soulignent la nécessité d’une clarification pour porter au jour la genèse et la nature précise du néolibéralisme européen. Nous ne pourrons ici donner toutes les pièces de la construction. Nous essayerons de répondre à l’une des questions les plus importantes : comment l’ordolibéralisme allemand a-t-il réussi à s’imposer comme l’horizon doctrinal de l’Europe ?
I-Archéologie des principes du Traité constitutionnel
Nous allons commencer par la fin et nous replonger un moment dans la « Constitution européenne », qui est issue des travaux de la Convention dans laquelle les libéraux et les chrétiens-démocrates ont joué un rôle fondamental et qui a été proposée à la ratification des électeurs français le 29 mai 2005 avec le résultat que l’on sait. La campagne référendaire a posé un problème central qui était celui de la « constitutionnalisation » d’un certain nombre de lignes de conduite en matière de politique économique : le monétarisme de la Banque centrale européenne, la concurrence comme principe structurant de toute l’activité économique, la part réduite et secondaire laissée aux « services économiques d’intérêt général ». Ces questions, comme on va le voir, étaient sans doute encore plus pertinentes historiquement et politiquement que certains ne le croyaient à l’époque. Elles posaient en réalité la question de la nature de « l’économie sociale de marché » qui serait devenue, si le traité avait été ratifié en France et aux Pays-Bas, le principe de référence officielle de la nouvelle constitution pour toute l’Union.
On se rappelle que le Traité, dont on sait l’extrême complexité technique, contenait dès le début une série de principes fondamentaux quant à la nature de l’économie européenne, principes qui étaient déclinés dans la partie III du Traité. Reprenons les rapidement.
Dès le commencement, l’article 3 consacré aux objectifs de l’Union l’alinéa 3 avance ceci « L’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. » ((Partie I - Titre I : Définition et objectifs de l’union, art.3, alinéa 3)
La constitution consacre deux grands piliers de cette « économie sociale de marché », le principe hiérarchiquement suprême de la concurrence dans tout ce qui relève des activités économiques et la stabilité des prix, garantie par une banque centrale indépendante.
Le principe de concurrence est le principe suprême. A l’article 3 de la première partie, alinéa 2, on en trouve la formulation explicite : « L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ».
L’Union dispose d’une compétence exclusive pour « l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur » (Article I-13). Les articles III-162 et III-163 mettent en application ce principe en interdisant toutes les pratiques qui
sociales ont également été saluées par la Confédération européenne des syndicats qui appelle ses adhérents à voter oui. »
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pourraient fausser la concurrence sur le marché intérieur et toutes les pratiques considérées comme des abus de position dominante. L’article III-167 interdit en particulier les aides de l’Etat qui faussent la concurrence.
La stabilité de la monnaie vient ensuite et apparaît comme le second principe décisif. Dans la Partie I - Titre III portant sur « Les compétences de l’Union », on trouve à l’article 29 la définition des missions et du statut de la Banque centrale européenne. L’alinéa 2 déclare que « Le Système européen de banques centrales est dirigé par les organes de décision de la Banque centrale européenne. L’objectif principal du Système européen de banques centrales est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, il apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union. » [...]Et l’alinéa 3 précise : « La Banque centrale européenne est une institution dotée de la personnalité juridique. Elle est seule habilitée à autoriser l’émission de l’euro. Dans l’exercice de ses pouvoirs et dans ses finances, elle est indépendante. Les institutions et organes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe. »7
Toute la politique économique définie à la partie III vise à organiser l’Europe autour de la subordination institutionnelle juridiquement construite aux principes fondamentaux d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre » comme il est répété constamment dans les parties et articles de la constitution.
On dira que ces principes ne sont pas nouveaux et l’on aura raison. Le Traité de Maastricht en 93 créant la « Communauté européenne » avait par son article 3 introduit l’objectif d’un « régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur », et par un article 3A qui n’était pas anodin, donnait pour objectif « l’instauration d’une politique économique fondée sur l’étroite coordination des politiques économiques des États membres, sur le marché intérieur et sur la définition d’objectifs communs, et conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. ». Cette dernière expression, véritable slogan, est répétée dans le Traité de Maastricht à de nombreuses reprises comme elle le sera encore dans le Traité.
Il en va de même de la politique monétaire dont la nature était également précisée dans le même article 3 A : « l’instauration d’une monnaie unique, l’Écu, ainsi que la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans la Communauté, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. »
Le Traité de Maastricht, dont on sait qu’il s’est accompagné d’une discipline stricte en matière de dépenses publiques, a-t-il véritablement innové en matière de grands principes économiques ? Non. Il n’a fait en réalité que prolonger, étendre, approfondir une logique déjà en place dans la construction européenne. Sur ce point, on doit donner raison aux partisans du « oui » qui expliquaient que le Traité constitutionnel était en germe dès le début. Le Traité de Rome de 1957 instaurant un marché commun et une union douanière précisait déjà la nature de l’économie européenne en affirmant la nécessité de « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun » (I-3). A l’article 29 il y était dit que la Commission suivait « l’évolution des conditions de concurrence à l’intérieur de la Communauté, dans la mesure où cette évolution aura pour effet d’accroître la force compétitive des entreprises « 
La troisième partie consacrée à la politique de la communauté définissait avec soin les
7 Ces points sont très connus maintenant et l’on ne voit pas à quel titre des responsables actuels du Parti socialiste et parfois de l’UMP qui ont appelé à voter oui au Traité se permettent de critiquer la BCE et son Président et entendent le soumettre à un « gouvernement » européen, qui n’existe d’ailleurs pas.
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« règles de la concurrence ». On pouvait y lire à l’article 85 que « sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du Marché commun (...) ». L’article 86 traçait l’image d’une économie de concurrence sans monopoles privés ou publics : « Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ».Étaient déjà proscrites, par la même occasion, les pratiques de dumping mais aussi les aides de l’Etat. L’article 92 indiquait « Sauf dérogations prévues par le présent traité, sont incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. »
L’affirmation selon laquelle le Traité de Rome instituant une Communauté économique européenne contenait déjà l’essentiel de la philosophie que l’on trouvera dans le Traité n’est donc pas fausse. Tout juste peut-on dire - et c’est un fait curieux sur le plan historique-, que la philosophie qui sous-tendait ce Traité a mis beaucoup de temps à apparaître pour ce qu’elle était dès son origine. A cela, il y a beaucoup de raison. L’une d’entre elle est certainement le fait que la France pouvait croire tenir l’essentiel et contrôler le processus avec les politiques intégrées de la CECA, de la PAC et de l’Euratom, pensant à tort que ces politiques coordonnées étaient celles par lesquelles la construction européenne allait se faire. D’autant que l’affirmation finalement très générale d’un marché commun assurant que « l’élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence » ainsi qu’il est dit au début du Traité de 1957, était une formule qui correspondait bien avec l’objectif de la « libre circulation des personnes, des services et des capitaux ».
Que s’est-il donc passé de 1957 à aujourd’hui ? Que peut-on aujourd’hui voir que l’on ne voyait pas hier ? Le point principal est la manifestation de plus en plus puissante de la logique de « consitutionnalisation » de l’économie sociale de marché, avec ses deux piliers que sont la politique de stabilité monétaire et l’ordre de la concurrence pure et parfaite. Du Traité de Rome au Traité constitutionnel, s’est affirmée et précisée l’imposition d’une constitution économique européenne, c’est-à-dire d’une norme suprême, composante à part entière de la Constitution politique au sens le plus large du terme, dotée d’une légitimité politique et instituant de façon définitive un certain régime économique. Il apparaît ainsi que la logique dominante de la construction européenne n’est pas celle de la coopération sectorielle, de l’organisation de politiques spécifiques, comme l’ont longtemps souhaité les Français, mais semble plutôt être celle de l’intégration dans le droit constitutionnel des principes fondamentaux de l’économie sociale de marché8.
8 Ceci est d’ailleurs parfaitement reconnu par des spécialistes qui en défendent la légitimité et la nécessité. Ainsi Francesco Maretucci, écrit-il à propos de ce qu’il appelle « la constitution économique européenne » : « La Communauté européenne dispose d’une constitution économique fondée sur une économie de marché » et il en détaille les objectifs, les instruments et les principes (« La Constitution européenne est-elle libérale ? » , Supplément de la Lettre n°219 de la Fondation Robert Schuman sur le site www. robert-schuman.org. Cet auteur cependant prétend, non sans paradoxe, que la constitution est « neutre économiquement » sous prétexte que tout le monde serait favorable à l’économie de marché qui est un état de fait : « il s’est agi de confirmer, officiellement, car on le savait déjà, que la construction européenne est ancrée dans un système capitaliste tel qu’il est pratiqué dans ses grandes lignes dans les pays du monde occidental ; à l’inverse c’est répudier un système d’organisation économique de planification impérative » . Il paraît un peu abusif d’appeler cela une « neutralité économique ». C’est d’autant moins vrai que la dynamique de la stratégie libérale consiste à donner
6
Dès le Traité de Rome, les libertés économiques fondamentales (les « quatre libertés de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux ») prennent d’ailleurs une valeur constitutionnelle reconnue comme telle par la Cour européenne de justice en tant que droits fondamentaux des citoyens européens9. C’est ce que le TCE exprimait et confirmait tout au long de ses nombreux articles lorsqu’il y est question des « principes d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre »10.
Cette « constitutionnalisation » n’est en réalité rien d’autre que la réalisation des principes fondamentaux de l’ordolibéralisme allemand tels qu’ils ont été définis entre 1932 et 1945. C’est cette histoire qu’il faut maintenant raconter.
II-Les fondements ordolibéraux de la construction européenne
Nous avons vu que, dans les textes qui établissent une constitution économique européenne, deux principes fondamentaux se dégagent, le principe de concurrence et celui de la stabilité monétaire.
Ce sont les deux principes de base de la « politique ordonnatrice » définie à partir des années 30 par les néolibéraux allemands réunis autour de Walter Eucken, le théoricien majeur de l’École de Fribourg. Cette Ordnungspolitik est avant tout, comme l’a montré François Bilger11, une législation économique qui a pour objectif de déterminer un « cadre » stable dans lequel pourra se dérouler de façon optimale un « processus » économique fondé sur la libre concurrence et la coordination des « plans » des agents économiques par le mécanisme des prix. Cette doctrine néolibérale encourage une politique active de l’État définie comme gouvernement par les règles visant à un changement structurel permanent.
Exposons très succinctement cette doctrine. L’objectif de W.Eucken, le « philosophe » de l’ordolibéralisme12, consiste à dépasser ce qu’il nomme la « grande antinomie » entre un empirisme qui répond à la demande de compréhension de la vie économique quotidienne et un rationalisme universaliste qui suppose un homme économique qui serait toujours identique à lui-même à travers l’histoire, à dépasser donc l’opposition entre l’école historique
une interprétation de plus en plus dogmatique de « l’économie de marché » et de l’ordre concurrentiel qui doit normativement y régner, bien au-delà de ce que « tout le monde sait déjà ». L’auteur l’admet d’ailleurs puisqu’ il souligne que les institutions communautaires tendent à appliquer les règles de concurrence à tous les services « économiques », qualificatif à « usage assurément extensif », et que « la constitution laisse en réalité la mise en œuvre de ces règles à l’appréciation de la Commission européenne, qui est ainsi seule responsable de l’orientation donnée à la politique européenne de concurrence ».
9 Cf. Laurence Simonin, « Ordolibéralisme et intégration économique européenne, Revue d’Allemagne, Tome 33 ; fascicule 1, 2001., p. 66.
10 Les socialistes français favorables à la ratification, dont la pratique du déni de réalité a été particulièrement visible lors de cet épisode du référendum, soutenaient au contraire que ce Traité marquait la fibn du « tout économique », montrant par là combien ils ne saisissaient pas la logique « ordolibérale » du processus en cours. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple,
Dominique Strauss-Kahn et Bertrand .Delanoe écrivaient-ils dans une tribune du Monde : « Jusqu’ici, l’histoire de l’Union s’était largement écrite autour de la construction économique. En effet, tous les traités européens du passé ont été économiques : le traité de Rome avec l’union douanière, le commerce, la concurrence ; l’Acte unique avec le grand marché ; le traité de Maastricht avec la monnaie unique. Le nouveau traité marque la fin de cette approche trop monolithique et diversifie l’ambition de la Communauté européenne : outre les droits sociaux des citoyens, il consacre le modèle européen de société, avec en son cœur le modèle de justice sociale - " l’économie sociale de marché " - à laquelle nous sommes attachés »(« Il faut ratifier le Traité », Le Monde daté du 3 juillet 2004).
11 François Bilger, La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, LGDJ, 1964.
12 Cf. Helge Peukert, « Walter Eucken (1891-1950) and the Historical School », in Peter Koslowski, The Theory of Capitalism in the German Economic Tradition : Historism, Ordo-Liberalism, Critical Theory, Solidarism, Springer, 2000.
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allemande et les différentes versions du marginalisme. Le propos est sous-tendu par un impératif politique et social : comment agir de façon volontaire et consciente pour refonder un ordre social libéral après les échecs du « fatalisme » et les errements de l’étatisme totalitaire ? L’ordolibéralisme est une doctrine de l’engagement et de la transformation sociale : il s’agit de reconstruire l’économie de marché de fond en comble sur la base d’une analyse scientifique13. La composante morale lui est consubstantielle : l’« ordre libéral » témoigne de la capacité humaine à créer volontairement et consciemment un ordre social juste, conforme à la morale et à la dignité de l’homme. La création d’un Etat de droit (Rechts-Staat) est la condition de cet ordre libéral. Ceci veut dire que la marche du capitalisme n’est pas prédéterminée, elle dépend des actions politiques. Ce qui signifie aussi que les hommes ont une immense responsabilité en tant qu’ ils sont libres de vouloir un ordre social.
Relevons quatre aspects doctrinaux importants :
- La « morphologie » économique et le constructivisme juridique - Les politiques ordonnatrice et régulatrice
- La dimension sociale de l’économie de marché

suite : http://www.cee.sciences-po.fr/erpa/docs/wp_2005_1.pdf