Sauver L’Europe, Pas l’Euro
Jacques Généreux : la priorité, c’est de sauver l’Europe, pas l’euro
voir aussi l’article de Galbraith.
Jacques Généreux : la priorité, c’est de sauver l’Europe, pas l’euro
Rue89 : Certains parlent d’un « suicide » de la gauche européenne qui aurait, en acceptant un « carcan » européen, renoncé à politique de redistribution, de régulation, de relance…
Jacques Généreux :Ce n’est pas l’Europe qui a tué la gauche, mais l’inverse : la gauche a tué l’Europe. Elle n’a pas « accepté un carcan », elle l’a mis en place. En 1997, lors de la discussion du traité d’Amsterdam, treize pays sur quinze sont gouvernés par des social-démocrates ou des socialistes. Il existait alors un rapport de force politique qui aurait pu permettre de réorienter le projet européen vers plus de coopération, de solidarité.
La coopération, la solidarité, c’était justement l’argument principal des partisans de la monnaie unique en 1992 – dont j’étais. A l’époque, il s’agissait de mettre fin à la spéculation sur les taux de change. Et on pensait que la monnaie unique forcerait les pays membres à aller vers plus d’harmonisation fiscale et sociale et plus de solidarité budgétaire. Le pari des progressistes était que la gauche, lorsqu’elle disposerait d’un rapport de force favorable, pourrait engager l’Europe vers cette nouvelle étape.
Mais la réalité a été différente. Parce que dans le même temps, la nature de la gauche dans les grands partis socialistes et sociaux-démocrates s’est radicalement transformée. Le Labour en Grande-Bretagne est devenu libéral, le SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne, ndlr] aussi, le PS en France s’est mué en parti centriste.
Dès lors, quand la gauche se retrouve au pouvoir en 1997, il ne se passe rien : elle accepte la logique de la concurrence fiscale et sociale, la logique de la compétitivité, seule à pouvoir, selon ces partis, créer de la croissance et permettre de résister à la mondialisation.
Ils valident la logique de Maastricht, le pacte de stabilité et le processus d’élargissement sans approfondissement préalable du fonctionnement européen c’est-à-dire la création d’une grande zone de concurrence sauvage.
En faisant entrer des pays avec des salaires trois ou quatre fois inférieurs, on créait un espace de compétition très dur. C’est la gauche qui a fait cela, au nom de ce qu’elle appelait « l’impératif de compétitivité ».
Les difficultés économiques et sociales actuelles sont-elles la résultante directe de ce choix européen ?
Oui, mais c’est un choix assumé par ce gouvernement. Quel est le grand sujet de réflexion qu’il a ouvert à son arrivée ? Le renforcement des services publics ? La lutte contre les inégalités ? Non, il a mis en place une grande commission sur la compétitivité des entreprises ! Tout est dit.
On a là un gouvernement qui considère que dans le contexte difficile où on est, la seule marge de manoeuvre fondamentale est la restauration des marges de compétitivité. C’est une approche d’une stupidité crasse : si tout le monde est compétitif, on est bien avancés.
Ce n’est pas une stratégie coopérative, mais elle peut fonctionner si votre pays est l’un des seuls à la suivre...
Il faut aussi être convaincu que vous allez prendre de vitesse les Brésiliens, les Indiens et les Chinois, ce qui n’est guère réaliste.
Cela a réussi à l’Allemagne...
Oui, mais comment a-t-elle fait ? La France ne peut pas sous-traiter une partie de sa production en Europe centrale... L’Allemagne profite à la fois de sa technologie et de leurs bas coûts de production.
Croire qu’avec cette politique de compétitivité l’on va, en quelques mois, regagner des parts de marchés et que cela va permettre de créer des emplois est une illusion. Et si vous pensez que cela va mettre plus de temps, que faites-vous pendant ce temps-là ? Laissez-vous les boîtes fermer et les gens devenir chômeurs ? Vous enfoncez-vous dans la dépression ?
L’autre choix du gouvernement, c’est le « sérieux budgétaire »...
La politique de François Hollande est conforme à ses choix européens : il était en 2005 favorable au traité constitutionnel européen et farouchement opposé à ceux qui pensaient alors qu’il était temps de réorienter l’Union européenne. Il avait promis pendant sa campagne d’ajouter un volet croissance au Pacte budgétaire européen, cette couche supplémentaire de discipline européenne décidée contre la souveraineté nationale. On sait bien ce qu’il est advenu : on a ajouté le mot « croissance », validé quelques éléments de relance qui étaient déjà dans les tuyaux. Et on a ratifié un traité qui interdit de mener une politique de croissance de long terme.
En effet, ce traité, en imposant l’équilibre structurel des finances publiques, interdit le recours à la dette pour investir. C’est à la fois une atteinte à la démocratie et une aberration économique. François Hollande pouvait refuser ce traité, mais il l’a fait ratifier.
Pourquoi l’austérité ne fonctionne pas
A partir du moment où on se place dans ce cadre-là, eh bien, c’est foutu. François Hollande ne peut pas recourir au déficit budgétaire à court terme, comme l’ont fait les Chinois, les Américains et bien d’autres, pour soutenir l’activité dans un premier temps, en attendant de faire des réformes structurelles à plus long terme. Pas question pour lui non plus de désobéir aux règles économiques en faisant financer la dette publique par des banques publiques. Il ne peut ni régler le problème de la croissance et de l’emploi, ni régler le problème des finances publiques [voir schéma, ndlr] : il va à la catastrophe.
Economistes, FMI, OCDE, tout le monde le dit : si des pays formant un ensemble sont plongés dans un ralentissement économique et sont victimes d’un excès de dette publique, ils n’ont pas intérêt à utiliser tous l’assomoir de l’austérité, sauf à prendre le risque d’entrer dans un processus de dépression.
Il faut changer les traités européens
Comment proposez-vous de changer la donne ?
On ne peut pas changer la donne sans changer les traités européens. Le seul moyen de sortir de cette situation est de se débarrasser du fardeau de la dette excessive, mais sans sacrifier les dépenses publiques (car il faut aussi soutenir l’activité et l’emploi). L’équation a l’air compliquée, elle ne l’est pas.
D’abord, il faut dépenser plus, mais sans aggraver les déficits. Comment ? En trouvant des ressources inutilisées. Il en existe : on peut ainsi récupérer l’argent oisif accumulé dans des patrimoines et autres biens de luxe, qui sont alimentés par les niches fiscales. Selon l’Inspection générale des finances, sur les 150 milliards d’euros de niches fiscales, 70 milliards n’ont pas d’effet réel positif sur l’économie.
Pour les récupérer, il suffit de restaurer la norme fiscale. Plus globalement, au lieu de créer des impôts ici et là, d’une semaine à l’autre, il aurait fallu faire une grande réforme fiscale, claire, débattue. Si l’on appliquait déjà simplement le barême de l’impôt sur les revenus du début des années 90, cela rapporterait 17 milliards d’euros.
La lutte contre la fraude fiscale est également un gisement possible. Il suffit de s’en donner les moyens : les Italiens ont récupéré 10 milliards en traquant les fraudeurs. En France, l’exploitation d’une seule liste, celle des clients de HSBC, a permis de récupérer 1,5 milliard. Des dizaines de milliards d’euros peuvent être récupérés en créant un service fiscal sérieux.
Il est très possible de faire tout cela dans le cadre de la zone euro.
Ce cadre rend impossible une politique de relance, qui commence toujours par grever les déficits publics. Les Américains nous en donnent l’exemple régulièrement. On se fiche, quand il s’agit de sortir un pays de l’ornière, que le déficit monte à 6 ou à 7% du PIB. La seule question valable est de savoir de quel déficit il s’agit : si c’est un déficit qui est là parce qu’on se porte mal depuis des années, qu’on fait trop de cadeaux fiscaux aux plus hauts revenus, qu’on mène une politique d’austérité contreproductive, il n’est pas souhaitable.
Mais un déficit que vous créez pour investir et générer de la croissance future, n’est pas un mauvais déficit. Croyez-vous que la génération suivante vous reprochera de vous être endetté à court terme pour rendre l’habitat écologique, doter le pays d’énergies renouvelables ? Elle trouvera qu’on a été intelligent.
Le problème, c’est que la classe politique ne croit plus au raisonnement keynésien selon lequel une relance budgétaire crée les conditions de son propre financement... Cela fait vingt ans qu’on creuse des déficits sans résultat.
Relance keynésienne (Rue89)
Non, cela fait vingt ans qu’on a abandonné ! On baisse les impôts pour ceux qui sont censés créer les richesses, au nom d’une politique de l’offre : les soi-disant investisseurs. Le résultat, c’est que la part des dividendes augmente, mais l’investissement productif lui, stagne.
La classe poliique n’y « croit » plus, dites-vous, et c’est vrai : elle est dans le registre de la « croyance », pas de l’analyse. Ce sont des incompétents, qui écoutent l’air du temps, la doctrine dominante : le néolibéralisme, l’économie de l’offre, etc.
Les Américains sont de vrais libéraux, mais lorsque l’intérêt supérieur de la nation est en jeu, ils n’hésitent pas à mobiliser la puissance de l’Etat pour défendre l’économie et soutenir l’emploi. Cela fait partie du contrat social de ce pays : les gens acceptent d’être soumis à la dureté du marché parce que l’Etat fait en sorte que l’économie fonctionne. Quand elle ne marche pas, il intervient massivement pour qu’il y ait du boulot pour les Américains.
En Europe, nos élites n’ont compris que la moitié de la formule : ils ont adopté la culture néolibérale anglosaxonne, mais ils ont oublié l’autre volet, la nécessité d’avoir un pays qui soutient ses intérêts.
La différence, c’est que l’Union européenne n’est pas un pays.
Eh bien voilà ! En Europe, on a détruit les capacités d’action des pays. Pour être bien sûrs que la loi du marché fonctionne, et que les Etats n’aient plus les moyens de contrecarrer la logique de ce marché ! Les vrais néolibéraux ne sont pas américains, ils sont européens.
La monnaie contre la dette
L’autre piste, totalement fermée, c’est la piste monétaire. Les Américains l’ont utilisée en achetant immédiatement, en créant de la monnaie, de la dette publique. On a vu le temps qu’il a fallu pour qu’on bouge, en Europe, sur ce plan-là.
A la décharge de la Banque centrale européenne (BCE), les Américains étaient entrés en crise avant nous...
Ils étaient en crise en 2008, nous en 2009. Mais on n’a pas utilisé l’instrument monétaire, cela nous était interdit. Qu’a-t-on fait ? Après des petits plans de relance, on est passés à la rigueur dans toute l’Europe en clamant tout d’un coup que le principal danger, c’était la dette publique.
On aurait pu acheter une partie de la dette grecque et des pays surendettés, qu’on aurait mise à la poubelle. On en aurait annulé une autre partie, et on jugulait ainsi immédiatement cette crise. On aurait alors été dans un cadre sain pour réfléchir à la suite.
Le niveau des dettes dans les pays du Sud ou en France est-il devenu incontrôlable ?
En France, ce n’est pas le cas. Un grand psychodrame qui a été monté en sauce par le gouvernement précédent autour de la dette publique française. Il s’agissait de mettre dans la tête des Français qu’on vivait au-dessus de nos moyens et qu’il faudrait réduire les dépenses publiques. On a instrumentalisé la crise pour faire croire que la dette de l’Etat était une catastrophe. Mais l’histoire nous apprend que, pour ce qui est des dettes publiques, ce n’est jamais une catastrophe pour une raison simple : quand on ne peut plus les payer, on ne les paye pas. On finit toujours par s’en sortir en arrêtant d’en payer une partie et en en transformant une autre partie en monnaie-papier.
Ce qui crée du même coup de l’inflation...
On serait bien content qu’il y ait de l’inflation en Europe : même la Banque centrale s’inquiète du fait qu’il n’y en ait plus. Elle craint plutôt la déflation. Elle n’exclut pas d’avoir des taux d’intérêts négatifs : elle donnerait alors de l’argent aux banques pour qu’elles empruntent auprès d’elle ! C’est dire la trouille qui l’a prise face au processus de dépression potentielle. Un processus a été causé à la fois par son refus initial de financer de la dette publique et par les politiques d’austérité suivies par les pays européens.
Dans les pays du Sud, comment régler le problème de la dette ?
Des Etats comme la Grèce, le Portugal, l’Italie ne sont pas sortis d’affaire, l’austérité les ayant maintenus dans le marasme économique. Si on ne les autorise pas à « monétiser » leur dette [la financer par création monétaire, ndlr], la seule issue qu’ils auront, lors de la prochaine vague de spéculation, ce sera de le faire de manière unilatérale, ce qui, selon les traités actuels, les obligeraient à sortir du Système européen de banques centrales. Le système éclaterait alors sous la pression.
Ne pas faire de l’euro un bouc émissaire
Ne faut-il pas, en France, remettre en cause ouvertement ce système de l’euro, que vous considérez comme une source de blocage ?
La crise actuelle ne vient pas de l’euro. Elle a deux détonateurs :
la dérèglementation de la finance, qui a conduit à une débauche de spéculation et produits toxiques ;
un mauvais partage des richesses depuis plus 30 ans : on n’a cessé de comprimer la rémunération du travail, au profit des hautes rémunérations et revenus financiers (qui nourrissent eux-même la spéculation). Comme nos systèmes reposent sur la consommation de masse, on s’en est sortis par l’endettement : surendettement des ménages aux Etats-Unis, très fort endettement public dans d’autres pays.
Si vous ne remettez pas la finance au service de l’économie réelle, si vous ne ramenez pas le taux de rémunération du capital au strict nécessaire pour le fonctionnement des entreprises et que vous continuez d’accepter que les détenteurs du capital prélèvent 12 à 15% de la valeur créée, vous n’avez rien réglé. Que vous ayiez comme monnaie l’euro, la livre sterling, ou des coquillages phéniciens ne change rien à l’affaire : les Anglais, qui n’ont pas l’euro, ont été frappés par la même crise que nous.
De même, les politiques d’austérité ne sont pas imposées par l’euro. Si collectivement les gouvernements européens avaient décidé, au nom des circonstances exceptionnelles (et du bon sens économique) de mettre entre parenthèses nos normes budgétaires, on ne serait pas dans cette situation. Il ne faut pas faire de l’euro un bouc émissaire.
« Si tout le monde dévalue, le gain est où ? »
L’euro, par définition, prive les pays en difficulté d’un outil, la dévaluation...
Oui. Les pays en proie d’une crise de la dette s’en sont souvent tirés par la dévaluation, qui permet de booster les économies ouvertes aux échanges. Si vous retournez aux monnaies nationales, vous retrouvez cette marge de maoeuvre.
Une sortie de l’euro et de ses règles ne permettrait-elle pas à un pays de retrouver aussi des marges de manœuvre budgétaires et de gestion de la dette ?
Pour un petit pays, qui n’a pas le poids politique et économique de la France et qui est acculé à une situation de crise, la réponse est probablement oui. Si on ne trouve pas de solution collective pour des pays comme la Grèce, c’est ce qui va finir par arriver, sous la pression populaire. Cela n’est pas ma voie préférée, mais c’est celle vers laquelle on risque fort de s’engager.
On risque alors d’assister à des sorties en cascade : Grèce, puis Portugal, Espagne, Italie, et même France : celle-ci ne pourra pas faire face à la fois à la compétitivité allemande et à la compétitivité retrouvée , par la dévaluation , des pays du Sud. Ce serait alors l’éclatement dans le désordre de la zone euro. Et si tout le monde dévalue, le gain est où ? On entre alors dans une logique de guerre économique.
Est-ce qu’il faut sauver l’euro ?
La question doit être posée sereinement. On peut se dire, après tout : pourquoi s’enquiquiner avec un truc qui fonctionne mal, qui crée des contraintes ? Si sa suppression nous donne des marges de manoeuvre supplémentaires, pourquoi s’en priver ?
Je ne fais donc pas partie de ceux qui veulent absolument garder l’euro. Mais il faut bien évaluer les avantages et les inconvénients d’un tel choix.
L’euro a quelques avantages résiduels. Sur le long terme, l’euro est un facteur de rapprochement et d’unité politique qui certes est symbolique, mais les relations fondamentales entre les êtres humains sont symboliques avant d’être matérielles. C’est un des éléments, parmi d’autres, qui font qu’il ne peut plus y avoir de guerre en Europe.
Par ailleurs, si on évite par la règlementation les débordements financiers dont nous avons parlé, l’euro peut être un des éléments de maîtrise du marché. Multiplier les taux de change, c’est multiplier les occasions de spéculation.
Ce qui faudrait donc, idéalement, c’est compléter l’euro, en apportant à cette zone monétaire ce qui lui manque pour devenir une zone de progrès. Nous avons besoin d’une vraie négociation sur l’arrêt de la compétition sociale et fiscale dans cette zone. La monnaie unique ne doit servir à mener, comme l’a fait l’Allemagne, des politiques commerciales agressives tout en étant protégé par l’absence de possibilité de dévaluation de ses voisins. Face à de telles politique aggressives, le seul moyen de résister est de faire baisser les salaires, de renoncer à respecter de normes écologiques, etc.
Sortir de la crise, mode d’emploi
Dans le contexte européen actuel, comment espérez-vous pouvoir compléter l’euro par des normes fiscales, sociales et écologiques ?
Un pays comme la France peut y contribuer. Parce qu’elle est un des pays fondateur de l’Union européenne et parce qu’elle est la deuxième puissance économique d’Europe, elle peut tenter un coup de force. Un nouveau gouvernement – dirigé par exemple par Jean-Luc Mélenchon – proposerait un deal à ses partenaires européens : nous ne pouvons plus mener en Europe ces politiques qui mènent à la catastrophe sociale et financière ; nous ne pouvons pas agir parce que des traités nous empêchent toute atteinte à la liberté de mouvements de capitaux ; nous ne pouvons pas sortir de la crise sans changer le statut de la Banque centrale européenne et sans pouvoir utiliser la création monétaire dans des règles à définir ensemble ; la zone euro ne sera durable que si l’on s’entend sur des règles empêchant le dumping social et fiscal.
Ou bien vous acceptez immédiatement d’ouvrir ce chantier, ou bien nous prendrons, en désobéissance aux traités, des mesures unilatérales de contrôle des mouvements de capitaux et d’intervention monétaire. Nous réquisitionnons la Banque de France et nous lui donnons, moyennant changement de la Constitution et de la loi française, la possibilité de créer des euros.
C’est une façon de sortir de l’euro...
Non, justement : nous affirmons que nous restons dans l’euro. Notre message n’est pas de faire voler l’euro en éclat. Nous pouvons être éjectés, bien sûr, mais ce n’est pas nous qui prenons l’initiative d’un départ. Ce qu’on revendique, c’est une exception permettant à la Banque de France de participer au financement des déficits publics.
ous savez que cela déclencherait une crise majeure, ce qui revient au même que de claquer la porte.
Le but est bien de créer un choc majeur. Il peut conduire à une crise si en face, vous rencontrez un blocage. Mais qu’est-ce qui se passe, dans ce cas de figure ?
Techniquement, ce sont les banques centrales nationales qui font fonctionner le système monétaire : ce n’est pas la Banque à Francfort qui définit la politique et contrôle. La Banque de France peut donc créer des euros.
Si, sur ordre du législateur national, elle sort du cadre des directives fixées par la BCE, cette dernière peut l’exclure du système d’échange entre banques centrales. La Banque de France ne pouvant plus échanger de liquidités avec les autres banques centrales européennes, la France serait alors exclue, de fait, de l’euro. Et si la France continue à créer des euros, ils deviennent des « eurofrancs » distincts de l’euro. Un marché euro-eurofrancs serait créé.
On imagine mal la BCE prendre seule la décision d’exclure la France...
Effectivement, on voit mal Mario Draghi [président de la BCE, ndlr] prendre seul la décision de foutre en l’air l’union monétaire. Car si la France est poussée dehors et s’affranchit des contraintes, les autres pays, Italie, Espagne, Portugal ne resteraient pas une seconde dans une zone où ils sont déjà contraints de partout.
Mais cette approche du coup de force préserve le message pro-européen : l’idée n’est pas de détruire l’Europe ou de prôner un repli national – ça c’est l’approche nationaliste du FN. On reconnaîtrait les acquis de la construction européenne, on en déplorerait les travers accumulés depuis vingt ans. Mais on proposerait de sauver ce projet européen et de le réorienter à l’occasion de ce moment de crise.
Cela ne revient-il pas au même ? Je désobéis aux règles, en sachant que cela fera tout exploser...
Non, le but c’est de rester dans l’euro et de négocier. Et si cela finit par éclater quand même, la France, en gardant un discours pro-européen, reste un pilier de reconstruction d’autre chose.
Autre chose ?
Par exemple, un système de coopération monétaire entre les pays qui le veulent, avec des monnaies nationales et, pour les échanges avec les pays hors de cette zone, une monnaie commune... Elle pourrait s’appeler la zone « eurosol », comme « euro solidaire », pour marquer la volonté de donner la priorité non pas à la compétition, mais à la coopération.
Sans l’Allemagne ?
On peut imaginer que dans, un premier temps, le reste de l’ancienne zone euro continue à exister.
Un euro entre l’Allemagne et les Pays-Bas, cela n’a pas grand sens...
Je ne vois pas trop quel serait l’intérêt de l’Allemagne, en effet.
C’est de la politique fiction.
Si c’était Jean-Luc Mélenchon le président de la République et Jacques Généreux le Premier ministre, cela n’en serait pas : c’est ce qui se passerait.
Dans le pire des cas, la France serait exclue par les autres : où est le drame ? Tant pis pour l’Allemagne. Notre eurofranc est dévalué, les entreprises françaises exportatrices se frottent les mains et on reconstruit quelque chose avec d’autres pays. Dans le meilleur des cas, l’Allemagne et les autres pays n’oseraient pas exclure la France et, craignant la contagion, ouvriraient le chantier de la refondation du projet européen sur de nouvelles bases.
Une autre politique au risque de sortir de
l’euro
Il y a un petit côté « saut sans parachute » dans votre scénario. Le risque étant une crise majeure qui enfonce encore plus l’ensemble des économies dans la dépression... Si les marchés anticipaient un retour de l’inflation, les taux d’intérêts s’envoleraient.
On verra bien : ma conviction, c’est qu’il n’y aura pas d’inflation car on est plutôt en situation de déflation. Je pense que la réaction des marchés sera plutôt positive. Voir des pays se débarrasser à la fois de leur crise d’endettement et de l’austérité sera une excellente nouvelle. Les marchés sauront que la France n’aura plus aucun problème pour financer ses biens publics et pour rembourser ses créanciers en monnaie sonnante et trébuchante, puisque la banque centrale aura le pouvoir de financer ces remboursements en dernier ressort.
Le problème, c’est que ce scénario ne va pas arriver.
Il est sérieux et crédible, mais il n’y a pas de majorité pour le porter. Pendant que cela ne se produit pas, ce sont les mouvements néoconservateurs, nationalistes (comme le FN en France) voire néonazis (comme Aube dorée en Grèce), qui récupèrent le mécontentement en Europe et prônent le repli.
L’autre gauche existe en Europe – Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne, le Front de Gauche en France, etc. – mais elle ne progresse pas. Cette gauche progressiste n’a pas été en mesure d’assumer pleinement une position suffisamment claire par rapport à l’euro.
Avant la crise, on pouvait dire aux électeurs : « Nous sommes des proeuropéens, nous voulons refonder l’Europe, créer un rapport de force »... C’était audible. Mais plus maintenant. Pendant quatre années, les Européens ont eu le spectacle d’une Europe du chacun pour soi, une Europe qui a attendu trois ans avant d’admettre qu’il fallait annuler une partie de la dette grecque, avec une Allemagne égoïste, qui fait du dumping social et fiscal et freine des quatre fers dès qu’il s’agit de solidarité avec les pays qui ont « fauté ».
Les Européens ont subi directement, pour certains d’entre eux, des politiques d’austérité imposées. Cette violence est directement imputée à l’Europe et dans le même temps, rien n’a été fait contre la spéculation financière, sinon des colloques. La plupart des produits toxiques qui ont servi à la spéculation lors de la crise grecque sont toujours en service. L’UE n’a engagé aucune action contre les principaux fauteurs de la crise : son urgence a été de baisser les salaires et les pensions.
Aujourd’hui, il est donc compliqué de se présenter comme proeuropéen : les gens vous rigolent au nez et vous disent : « Soit vous voulez sortir de ce truc, ce système épouvantable, et on vous écoute, y compris vos idées de refondation ; sinon, on ne vous écoute pas : le violon de l’Europe, on le connaît, on l’a entendu depuis vingt ans. »
Les nationalistes, comme le FN en France, ont un discours beaucoup plus simple et compréhensible : « Cette Europe est inutile et vous fait souffrir, retrouvons notre souveraineté nationale. Il y a un problème, supprimons-le. »
N’est-il pas possible à cette gauche de retrouver un discours simple ?
C’est la difficulté. Il faut assumer clairement le fait qu’au bout de notre scénario du coup de force politique, si les autres pays le refusent, il y aura une sortie de l’euro. On sera dehors. Ce n’est pas jusque-là le programme du Front de Gauche, car le Parti communiste n’était pas prêt à aller jusque-là dans la désobéissance aux règles européennes.
C’est pourtant la condition de la crédibilité de ce propos. Il faut sortir de l’ambiguïté : la priorité, ce doit être la mise en place d’une autre politique. Il vaut mieux sortir de l’euro pour mener une autre politique que renoncer à une autre politique pour sauver l’euro. Car au final, nous ne voulons pas sauver l’euro, mais l’Europe.