"Contre la misere, osons"

, par  Marie-Odile NOVELLI , popularité : 0%

"Osons agir contre la misere" , nous enjoint Martin Hirsch, President d’ Emmaus France. Voila un president d’association qui revendique l’action politique, mais qui n’est pas un homme politique, et peut donc, heureusement, jouir d’un vrai credit. Je le lui souhaite, je nous le souhaite. Car la politique, qui pour moi reste noble (si elle est integre), restera encore longtemps villipendee.Je
pense donc qu’il faut que des hommes tels que Martin Hirsch prennent la parole : ils ont plus de chances d’etre entendus. Je pense que M. Hirsch sera l’equivalent , au 21e siecle, de l’abbe Pierre au 20eme siecle. Aux journees d’ ete des Verts a Grenoble en 2005, il avait deja fait un tabac, et battu,chez les militants, tous les records a l’applaudimetre . Voici un extrait publie dans le journal le monde.

Contre la misere, osons ! par Martin Hirsch

(LE MONDE du 01.02.06 )

"Le chiffre est public depuis quelques jours sur le site de l’Insee, et pourtant il n’est pas commente : 6,3 % de pauvres. En 2003 - dernieres statistiques connues -, le taux de pauvrete a connu une augmentation sans precedent depuis que les indicateurs de pauvrete monetaire existent, passant de 5,9 % a 6,3 % de la population francaise. En d’autres termes, pres de 260 000 Francais ont bascule dans la pauvrete : 1 000 pauvres de plus par jour ouvrable, dans l’indifference generale ! c’est un retournement spectaculaire par rapport a la tendance de long terme de baisse de la pauvrete : encore de 12 % en 1970, le taux de pauvrete est aujourd’hui deux fois moindre. Avant 2003, il n’avait augmente qu’une fois, en 1990, en pleine recession.

Certes, la pauvrete ne se resume pas a un taux et a un seuil. Le sentiment de privation deborde largement au-dela de ceux que l’on definit arbitrairement comme pauvres, avec l’explosion calamiteuse du prix des logements, le recours regulier a l’aide alimentaire, la difficulte a acceder a la medecine de qualite, les inegalites dans le systeme educatif. Ainsi, des etudes britanniques ont montre que les meilleurs marqueurs de la pauvrete pour les enfants etaient de ne pas acceder plus d’une semaine par an aux vacances, et pour les adultes de disposer de plus de deux paires de chaussures et de pouvoir chauffer son logement... Chez nous, on prefere s’en tenir a un taux abstrait pour mieux l’ignorer !

Il faut dire que le taux de pauvrete, calcule toujours avec retard, n’est pas un indicateur qui donne lieu a sanction. Alors que le respect du critere des 3 % de deficit budgetaire a conduit a modifier l’echeancier du versement de l’impt sur les societes, rien de tel pour le taux de pauvrete. Si les criteres sociaux avaient autant de poids que les criteres economiques, le gouvernement aurait du agir pour ne pas franchir le cap des 6 % de pauvres. Il n’en est rien. Dommage pour les 260 000 pauvres supplementaires.

Peut-on esperer que, depuis 2003, les tendances sont plus favorables ? Non, la hausse du nombre de beneficiaires du RMI (+ 6,2 % entre septembre 2004 et septembre 2005) n’incite pas a le penser. Peut-on se resigner ? Non plus. l’experimentation en matiere sociale est trop peu utilisee en France. Bien des depenses auraient ete evitees, des souffrances epargnees et du temps aurait ete gagne en comparant differentes strategies sociales a petite echelle, pour selectionner la meilleure avant de la generaliser. La Constitution francaise a ete recemment modifiee pour permettre de deroger a titre experimental, sur un territoire donne, aux regles nationales. Il faut enfin se saisir de cette possibilite, jusqu’alors demeuree sans application !

Apres une decentralisation subite et subie des minima sociaux, les collectivites locales sont obligees d’innover, avec les quelques marges de manoeuvre dont elles disposent. l’empilement des dispositifs n’aide guere : il perturbe les beneficiaires, qui ne savent plus qui est leur interlocuteur ; chaque financeur - l’Etat, l’assurance-chmage, les collectivites - essaie de se defausser sur les autres, au lieu de cooperer.

Consequence logique : on ne connait pas, en France, l’efficacite moyenne d’un euro supplementaire investi dans l’insertion. Dans les pays anglo-saxons, l’experimentation a ete la cle pour sortir de l’impasse. Au Canada, il s’agit du Self Sufficiency Project : ce programme a ete experimente en 1992 dans deux provinces (Nouveau-Brunswick et Colombie-Britannique) ; il consiste a proposer a des familles monoparentales beneficiaires de l’aide sociale depuis au moins un an de garder pendant trois ans leur aide sociale et de beneficier d’un parcours personnalise, en contrepartie de l’engagement de rechercher activement un emploi. Au Royaume-Uni, a ete cree l’Employment Retention and Advancement Demonstration (ERA) : depuis 2003, des personnes tirees au sort dans six villes selectionnees par le gouvernement beneficient pendant trente-trois mois d’un suivi personnalise de leur parcours de retour a l’emploi, assorti d’une incitation financiere. Dans les deux cas, les resultats disponibles montrent une diminution tres significative du non-emploi chez les beneficiaires de l’experimentation, par rapport au groupe temoin.

Experimenter, cela ne veut pas dire retarder. Ce qui fait perdre un temps precieux, ce sont ces reformes qui se succedent avant d’etre evaluees, necessitant pour etre appliquees des decrets plus corsetes les uns que les autres. Experimenter, ce n’est pas se contenter de quelques maigres resultats sur de tout petits echantillons de population. Ces programmes peuvent etre ambitieux, a l’echelle d’un departement ou d’une region, et etre transposes des lors que la presomption de reussite est suffisamment etablie. Personne ne devra rester dans une posture traditionnelle. l’Etat devra accepter des derogations aux dispositions generales qu’il edicte. Les collectivites territoriales devront revoir leurs modalites d’intervention. Les partenaires sociaux devront exercer leur rle avec audace. Les entreprises admettre que leur perennite ne tient pas seulement a leurs resultats financiers, mais aussi a leur engagement solidaire.

Pour aider responsables politiques et decideurs economiques dans cette demarche, nous venons de creer l’Agence nouvelle des solidarites actives. De quoi s’agit-il ? De mettre en oeuvre des actions experimentales, innovantes, de lutte contre la pauvrete. Il faut partir du niveau local pour favoriser les initiatives creatrices d’emploi, mieux utiliser les depenses sociales, surmonter ou contourner les clivages institutionnels entre d’innombrables acteurs, qui ont tendance a se neutraliser entre eux. l’Agence nouvelle des solidarites actives interviendra comme catalyseur. Elle visera une culture du resultat appliquee au secteur social. Elle cherchera a employer sur le terrain les propositions audacieuses qui figurent dans les rapports, les conclusions des groupes de travail, ou dans la tete de ceux qui veulent entreprendre socialement.

Notre initiative trouve deja des echos favorables aupres de collectivites territoriales et d’entreprises. Nous demandons aux parlementaires et au gouvernement que la loi sur l’egalite des chances, en discussion, soit completee par un article qui autorise les premieres experimentations qui pourraient etre lancees. La ou nous trouverons des volontaires pour experimenter, nous esperons pouvoir demontrer, resultats a l’appui, que l’on peut, plus vite qu’ailleurs, faire reculer la pauvrete et inspirer des politiques publiques plus efficaces. Nous ne pretendons pas garantir le succes, mais nous nous engageons a mettre toute notre energie et toute notre imagination pour y parvenir. c’est notre contribution concrete au debat parfois surrealiste sur le modele social francais."

Martin Hirsch

Martin Hirsch, dirigeant associatif, est president d’Emmaus France. Il vient de fonder avec Benoit Genuini, ancien president d’Accenture, et Etienne Grass, haut fonctionnaire, l’Agence nouvelle des solidarites actives.