La seconde crise écologique mondiale

, par  Marie-Odile NOVELLI , popularité : 0%

ALAIN LIPIETZ

Postface à l’édition de 2012 de
Qu’est-ce que l’écologie politique ?

La seconde crise écologique mondiale.

La crise mondiale ouverte en 2007-2008, qui constitue en réalité une grande crise du modèle de développement libéral-productiviste, est trop souvent considérée comme une pure crise de la régulation financière. Elle a pétrifié le monde occidental avec l’écroulement de la banque Lehman Brothers et les faillites industrielles qui ont suivi, et elle a confirmé son caractère de crise majeure (analogue à la Grande Dépression des années 1930) lorsqu’elle s’est transformée en crise de la dette souveraine, c’est à dire de l’endettement des États européens et américains. J’ai consacré à cette crise et à ses issues le livre Green Deal. La crise du modèle libéral-productiviste et la réponse écologiste.

Je voudrais, dans cette postface à Qu’est ce que l’écologie politique ?, résumer les aspects proprement écologiques de cette grande crise, en les mettant en rapport avec les analyses générales présentées dans le livre.

Pour qui suivait attentivement les affaires mondiales, cet enracinement écologique est évident. En 2007, les grandes organisations internationales, telles que la Food and Agriculture Organisation ou le Programme des Nations Unies pour le Développement, suivaient avec angoisse la montée des prix alimentaires, qui plongeait dans un état de sous-alimentation l’ensemble des Pays les moins avancés. Les émeutes de la faim éclataient partout dans le monde, sans qu’il y ait alors de famine particulièrement spectaculaire due à quelque accident climatique local, sécheresse persistante ou inondation. Aujourd’hui encore, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde.

Dans l’occident "développé", cette crise alimentaire mondiale prenait tout simplement la forme d’une hausse des prix alimentaires. Elle-même s’accompagnait d’une hausse accélérée du prix du pétrole brut et de ses dérivés, essence, diesel et mazout. Pour les ménages pauvres et les classes moyennes, cela se traduisait aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord par une hausse du coût de la vie que semblaient démentir les indices officiels. Les statisticiens remarquèrent que la stabilité moyenne des prix cachait une divergence entre les dépenses régulières, obligatoires et incompressibles (l’alimentation, le chauffage, les transports et, dans beaucoup de pays, le logement) et les dépenses plus intermittentes, telles que les téléviseurs et autres biens manufacturés, dont au contraire les prix baissaient rapidement avec l’automatisation et la concurrence des nouvelles puissances industrielles issues du Tiers-Monde. En Europe, cette hausse des prix, perçue sous le mode « tout augmente », a été souvent attribuée au passage à l’Euro, en 2002, mais en réalité elle se ressentait dans tous les pays et dans toutes les monnaies, dollar, franc suisse ou livre sterling.

A partir de l’année 2007, les ménages appauvris des États-Unis se sont trouvés devant le choix insoluble : payer pour sa nourriture, payer pour faire rouler sa voiture (et ainsi pouvoir se rendre à son travail) ou payer pour son logement acquis à crédit subprime (c’est à dire : pas dans les meilleures conditions). Et, à partir de l’été 2007 jusqu’à l’été 2008, c’est par dizaines de millions que ces ménages ont renoncé à payer leurs logements, abandonnant leurs maisons hypothéquées sur un marché bientôt saturé. D’où l’effondrement de la valeur de ces propriétés, et donc des banques créditrices qui s’en saisissaient, et finalement, à cause de la "titrisation" des reconnaissances de dettes correspondantes et leur dispersion sur les marchés financiers mondiaux, un écroulement général du système financier, gorgé de ces titres "toxiques", à l’été 2008
.

Cet écroulement, et la crise économique mondiale qu’il entraîna, provoquèrent bien sûr dans un premier temps une baisse des prix alimentaires, du prix du pétrole et de toutes les matières premières sur les marchés mondiaux. Mais la simple stabilisation de la situation, en Europe et en Amérique du Nord, couplée avec le maintien de la croissance dans les pays émergents (Chine, Inde, Brésil...) ramena très vite le prix de ces biens fondamentaux issus de la terre, l’alimentation et l’énergie, au niveau du premier semestre 2008. En moyenne, l’année 2011 a connu les plus hauts index historiques du prix de l’énergie et de l’alimentation. Cette crise du rapport de l’humanité aux deux biens fondamentaux que lui fournit la Terre était donc structurelle : ce n’était pas le simple effet du boom de la demande au milieu des années 2000, mais bien l’indice d’une rareté croissante des biens fournis par la nature.

Pour les lectrices et les lecteurs de Qu’est-ce que l’écologie politique ?, cela doit rappeler quelque chose... Nous avons ici le cas d’une crise économique déclenchée par la rareté ou le coût croissant des produits de la terre : « une crise de rareté », forme la plus ancienne et générale de crise écologique. Rareté relative bien entendu : l’agriculture a fait d’immenses progrès depuis le néolithique, et même depuis la grande crise du Moyen âge (la Grande peste de 1346), et même depuis la crise de 1848, et même depuis 1945 ! Mais la population a formidablement augmenté depuis, et si l’on espère que la population mondiale se stabilisera dans la seconde moitié du XXIe siècle, on prévoit qu’elle augmentera encore, d’ici à 2050, de 7 milliards à 9,3 milliards. La population humaine n’a sans doute pas dépassé la capacité de charge « alimentaire » de la Terre, mais elle chemine désormais à la limite des capacités de l’écosystème planétaire.

On retrouve aujourd’hui en tout cas un certain mode d’enchainement entre crise écologique de rareté et crise du secteur manufacturier, typique de ce que les grands historiens Fernand Braudel et Ernest Labrousse appelaient « crises d’Ancien régime »
, dont la dernière fut en Europe la crise de 1848. Une série de mauvaises récoltes provoque une hausse des prix alimentaires et une baisse des salaires des ouvriers agricoles. Ceux-ci refluent vers les villes, tirant à la baisse les salaires des ouvriers urbains. Le prix de l’alimentation, en hausse, évince, chez tous les ouvriers, les autres consommations, notamment manufacturières (textiles, etc.), qui entrent en crise à leur tour. Il y a bien là un enchaînement qui nous rappelle la crise des subprime. Et, comme on le constate, cette articulation suppose un certain type de rapport salarial : c’est parce que les salaires ouvriers sont trop bas et trop flexibles (et même baissent dans la dépression) que la hausse des prix alimentaires enclenche une crise générale, en 1848 comme dans la crise des subprime. Il est probable que, si les salariés américains avaient gardé les avantages sociaux dont ils bénéficiaient sous la période fordiste (par exemple en 1970), la crise alimentaire et énergétique mondiale de 2007 n’aurait jamais provoqué une crise comme celle des subprime. Les crises de 1848 et de 2007 sont une combinaison de crise écologique et de crise du libéralisme.

Mais, en sens inverse, si, au long des années 2000, la demande mondiale alimentaire et pétrolière semble faire un bond en avant, malgré la stagnation des salaires, bond beaucoup plus rapide que la croissance de la production énergétique ou de la production agricole, c’est que certaines couches sociales mondiales s’enrichissent de cette stagnation des salaires : les nouveaux riches des vieux pays industriels comme les nouvelles classes moyennes des pays émergents. Autrement dit, la première crise écologique mondiale du XXIe siècle n’est pas seulement une "crise de rareté", même relative. C’est aussi une crise sociale, une « crise de répartition » et une "crise d’abondance", au sens du troisième chapitre de ce livre : il y a de plus en plus de riches qui consomment de manière insoutenable les produits de la nature
.

Enfin, contrairement aux crises d’Ancien régime qui ne touchaient que les pays soumis à de mauvaises récoltes, la crise actuelle se rapproche, par son caractère mondialisé, de la crise du Moyen âge, la "Grande fluctuation biséculaire" consécutive à la Grande peste, fluctuation démographique qui ne sera effacée qu’au XVIe siècle. Cette agression de l’espèce humaine par une autre espèce vivante, Yersinia Pestis, bactérie de la peste bubonique, surgie en Chine en 1334, relayée au long des pistes caravanières de la route de la Soie jusqu’à la Horde d’or puis au comptoir génois de Caffa sur la Mer Noire en 1346, puis transmise par ces marins commerçants vers toute la Méditerranée et à toute l’Europe en 1348, aura anéanti la moitié de la population européenne.

Des historiens (comme Guy Bois
) ont montré que la Peste noire frappait une féodalité occidentale elle-même en crise latente du fait d’une surpopulation relative, dans une campagne presque totalement défrichée, subissant en outre un « petit âge glaciaire » mondial
 : une crise de rareté./ Mais une Europe aussi où la pression de l’impôt seigneurial, notamment pour financer la Guerre de Cent ans, devenait insoutenable : une crise de répartition. Et il faut bien comprendre que la Grande peste, transmise d’un bout à l’autre de l’Ancien monde par les canaux du commerce mondial, a frappé avec tout autant de vigueur d’autres civilisations, organisées selon d’autres modes de production, mais sans doute également en état de surpopulation relative, et supportant le même « petit âge glaciaire », qui contraignit les Mongols à migrer vers le sud
.

Par exemple, elle a anéanti une bonne partie des élites turques, berbères ou arabes, héritières de l’éclatement de l’ancien « État des Arabes » omeyyade puis abbasside. Le grand penseur arabe de l’époque, Ibn Khaldoun, précurseur de la sociologie et de l’anthropologie modernes, décrit ainsi, d’une phrase saisissante, dans son Autobiographie, la vague qui, à Tunis, emporta tous ses parents et tous ses maîtres : « comme un tapis que l’on enroule, avec tout ce qu’il y a dessus ».

La Grande peste peut être considérée comme la première crise écologique mondiale. Transmise par les routes terrestres et maritimes du commerce à longe distance, elle a frappé des sociétés aux modes de production et aux modèles de développement les plus variés, mais qui tous avaient un air de ressemblance : une paysannerie surexploitée à travers l’impôt, des classes dominantes gaspillant le surplus en dépenses de luxe et en guerres perpétuelles les uns contre les autres, des dynasties chutant par excès de luxe devant des rivaux enracinés dans le monde rural des paysans pauvres et des nomades frugaux.

La crise de ce début du XXIe siècle est du même ordre : on peut donc parler de seconde crise écologique mondiale. Comme la Grande peste, elle a pour origine un conflit entre l’Humanité et la Nature : la rareté relative de la production alimentaire et les dangers de son système énergétique pour la population humaine. Comme la Grande peste, elle se transmet par les canaux de la globalisation économique. Comme la Grande peste, elle frappe des civilisations très différentes mais néanmoins assez semblables pour y produire les mêmes effets.
Mais, à la différence de la Grande peste, la seconde crise écologique mondiale résulte de la dynamique même du modèle de développement dont elle est la crise : le libéral-productivisme, qui a produit lui-même la tension entre l’Humanité et la Nature.
Dans le cas de la Grande peste, les techniques agraires n’avaient que peu varié depuis l’Antiquité, que ce soit en Chine, dans les steppes de Haute Asie et d’Asie centrale, en Perse, au Moyen orient, dans le bassin méditerranéen, ou en Europe occidentale. Cette stagnation technique contrastait avec la croissance du XIIIe siècle, le siècle de Saint-Louis et du gothique flamboyant, ce que l’on appelle en Europe la Première renaissance, et qui correspond à la formidable floraison technologique de la Chine des Song, à la sédentarisation dans le luxe des élites turques et mongoles victorieuses des Arabes et des Chinois, et à l’essor industrieux du Sultanat de Delhi. Cet enrichissement mondial avait permis la généralisation de ce que « l’État des Arabes » avait inauguré, et que théorisa Ibn Khaldoun : l’opposition d’une civilisation rurale, paysanne ou nomade mais en tout cas frugale, et d’une florissante et luxueuse civilisation urbaine. Rien ne s’était donc passé de spécial du côté de « l’offre » de production agricole. L’affaiblissement de la civilisation était venu d’un excès du côté de la demande sociale urbaine. Et le « petit âge glaciaire », comme l’irruption d’un microbe de la peste, sans doute plus virulent que les précédents, étaient des événements surgis de l’extérieur des modèles de civilisation qu’ils ont frappés, évènements qui auraient pu se produire ou pas.
Tout autre est le cas de la dimension proprement écologique de la grande crise de ce début du XXIe siècle. On peut la résumer à la conjonction de deux nœuds de crises écologiques, internes à la dynamique même du modèle libéral-productiviste : le « triangle des crises énergétiques » et le « carré des conflits sur l’usage du sol », eux-mêmes articulés sur la crise financière, économique et sociale du modèle capitaliste néolibéral qui triomphe mondialement au début des années 1980. Or ce modèle libéral pèse lourdement sur l’évolution des deux nœuds de crises écologiques : on peut même dire qu’il les engendre, c’est d’ailleurs pourquoi ce modèle en crise est appelé libéral-productiviste.

Résumons en effet ces deux composantes écologiques de la crise de ce début du XXIe siècle, qui sont analysées plus en détail dans mon livre Green Deal.

Le plus connu est le triangle des risques énergétiques. Il y a en effet actuellement trois façons principales de produire l’énergie : les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), l’énergie nucléaire, et l’énergie issue de la biomasse (bois, agrocarburants). Les risques du sommet « énergie fossile » sont l’exemple analysé le plus en détail dans le présent livre. Il y a, d’une part, le fait que cette source d’énergie est dès l’origine épuisable et qu’elle commence à montrer des signes d’épuisement – encore que le lancement de l’exploitation des gaz de schiste aux États-Unis ait fait considérablement baisser le prix du gaz dans ce pays, au prix de terribles ravages sur l’environnement. Surtout, elle engendre la perturbation la plus dangereuse de l’Histoire pour l’écosystème planétaire : le changement climatique.

Les risques du sommet « énergie nucléaire » sont ravivés au plus haut niveau dans le cours même de la crise actuelle : le risque d’accidents (Fukushima renouvelant et précisant les craintes engendrées par Tchernobyl), les risques de prolifération vers le nucléaire militaire (Iran, Corée du Nord), l’insoluble problème des déchets. Ils ne sont pas traités systématiquement dans les éditions 1999 et 2003 du présent livre, ce qui traduisait probablement une baisse d’attention pour ces risques, y compris chez les écologistes, mais aussi une difficulté à traiter autrement que cas par cas ce que j’appelle dans ce livre les « crises généralisées », qui sont locales (un « local », dans le cas du risque nucléaire, aux dimensions régionales !), mais dont la menace pèse mondialement, quoique surtout sur les pays qui ont pris ces risques.

Enfin, le troisième sommet du triangle, la biomasse-énergie, est à la fois le plus ancien (domestication du feu, il y a plusieurs centaines de milliers d’années, par l’Homo Erectus), le plus permanent (pour la majorité de l’humanité, le bois reste le combustible numéro un), et probablement celui promis au plus bel avenir dans tous les scénarios de sortie de la crise énergétique (tel que Négawatt
). Mais il présente lui aussi des risques, outre les incendies : il s’articule directement avec le « carré des usages des sols ».

Ce carré oppose, selon la formule pédagogique des Anglo-saxons, les 4 « F ». Food, la production d’aliments pour l’humanité, Feed, la production d’aliments pour le bétail, Fuel, la production de biomasse pour le chauffage, la cuisson, les machines, Forest, la préservation d’un réservoir de nature sauvage et de biodiversité.

Comment donc s’enchaînent, dans l’expansion finale et la crise du modèle libéral-productiviste, au cours des années 2000, les aspects économiques avec ces deux nœuds de crise écologique ? Justement par le caractère productiviste de ce modèle : le fait que les riches et les nouveaux riches, mais aussi les classes appauvries consommant à crédit, ont fait tourner la machine économique par une consommation prédatrice mettant en crise et le triangle et le carré. Et la réaction même du productivisme à la montée des crises sur le triangle des risques énergétiques a aggravé le nœud du carré des usages du sol. Expliquons-nous brièvement.

Déjà, dans le modèle de développement mis en place après-guerre, le fordisme (1945-1975), toutes les sources d’énergie possibles ont été mises à contribution, mais d’abord : le pétrole. Le XXe siècle est l’âge du pétrole. Les tensions géopolitiques surgissant à partir de la guerre israélo-arabe de 1973 ont conduit un certain nombre de pays à se tourner vers le nucléaire, avant même que la raréfaction physique du pétrole ne se fasse sentir. Enfin, la prise de conscience des risques nucléaires (Three Mile Island, Tchernobyl), puis des effets ravageurs de l’effet de serre provoqué par la combustion des hydrocarbures, a conduit les élites mondiales à se tourner, au milieu des années 2000, vers les agrocarburants. Parallèlement, l’émergence, tout au long du modèle libéral-productiviste, d’immenses puissances issues du Tiers-Monde (c’est-à-dire autrefois très peu consommatrices) telles que la Chine, l’Inde ou dans une moindre mesure le Brésil
, pousse de nouvelles classes moyennes à adopter des modes de consommation de type nord-occidentaux, que ce soit dans le domaine des transports, ou dans le domaine de l’alimentation. D’où une énorme poussée de la demande sur ces deux secteurs dans les années 2000, nettement supérieure à la croissance potentielle des productions correspondantes, et l’envolée, qui n’est pas que conjoncturelle, du prix de l’énergie.

C’est ici que la crise énergétique (qui est, on vient de le voir, un résultat du libéral-productivisme) s’articule avec la crise alimentaire
. D’une part, cette montée des consommations de type nord-occidentale dans une énorme classe moyenne mondiale qui émerge en une vingtaine d’années (10% de la population du Brésil, de la Chine et de l’Inde, cela fait quasiment une nouvelle Union Européenne qui s’ajoute à la demande mondiale !) provoque une flambée de la demande de viande. Or, la production des protéines animales demande dix fois plus d’espace que la production des protéines végétales, que ce soit sous la forme de prairies ou de champs de maïs et de soja… Le Feed entre en conflit avec le Food.

Ensuite, le développement de l’effet de serre (dont le système agro-alimentaire mondial est d’ailleurs responsable pour la moitié !) provoque des vagues de chaleur et de sécheresse de plusieurs années, et d’immenses incendies. En 2006-2007, l’Australie part en fumée, suivie en 2010 par la Russie et l’Ukraine… ce qui réduit pour un temps (mais de plus en plus fréquemment) la surface du « carré ». Enfin, la réponse même du capitalisme productiviste aux risques des énergies fossiles provoque un reflux vers le nucléaire (mais bloqué par la résistance de la population dans bon nombre de pays, avant même l’accident de Fukushima) et surtout vers les agrocarburants. Or, l’extension des cultures dédiées aux agrocarburants dits de première génération, obtenus à partir de céréales ou d’oléagineuses, provoque un nouveau rétrécissement de la surface des terres dédiées à l’alimentation humaine : Le Fuel entre en conflit avec le Food
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Et bien entendu, le quatrième sommet, Forest (c’est-à-dire les réserves de biodiversité, comprenant évidemment aussi les zones humides) sert, comme toujours depuis la révolution néolithique, de variable d’ajustement. Défrichements et drainages se poursuivent à un rythme effréné, les peuples indigènes et les petits paysans faméliques à la recherche de terres vivrières sont expropriés puis relayés par d’immenses compagnies transnationales équipées de puissants bulldozers et machines agricoles, compromettant le thermostat et le système immunitaire de l’écosystème planétaire : sa réserve de gènes inconnus
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Et pourtant ce saccage irresponsable d’un patrimoine inestimable n’empêche pas, on l’a vu, le prix mondial des denrées alimentaires de se fixer à ses plus hauts niveaux historiques.
Une fois enclenché ce mécanisme tangible de raréfaction relative de la nourriture, la spéculation l’amplifie. D’abord la spéculation commerciale : le négoce international et les grossistes, profitant de la décision de l’Inde de suspendre ses exportations de riz, commencent à stocker les récoltes pour faire monter les prix. Puis la spéculation financière sur les valeurs futures s’en mêle, et des cours qui n’auraient dû que doubler ou tripler par la seule loi de l’offre et de la demande sont bientôt multipliés par cinq ou six.

Tel est le diagramme, très simplifié, des interactions multiples conduisant à la montée continue du cours international du pétrole et des denrées alimentaires au début du XXIe siècle, jusqu’au « zénith » de juillet 2008. Si l’on ajoute à cela que les politiques dites d’ajustement structurel dictées au pays les plus pauvres par la Banque Mondiale et le FMI depuis le triomphe du modèle libéral-productiviste avaient contraint ces pays à abandonner leurs cultures vivrières et la protection douanière dont elles bénéficiaient, au profit des cultures de rente exportatrices (malgré les appels beaucoup trop tardifs de la FAO à réinvestir dans la production vivrière), et si l’on se souvient que les mêmes « conseillers » enjoignaient aux États de supprimer les subventions publiques aux prix des biens alimentaires, on comprend alors que les masses populaires urbaines et même rurales du tiers monde aient vu leurs prix alimentaires refléter directement leurs cours, en hausse vertigineuse, sur le marché mondial. Ces enchainements-là sont donc eux-mêmes en ligne, structurellement et conjoncturellement, avec la logique du modèle libéral-productiviste.

On pourrait complexifier ce diagramme, mais on serait bien en peine d’isoler un cofacteur de la crise dont l’origine ne soit pas elle-même la résultante de la dynamique du capitalisme libéral, et parfois du capitalisme tout court. Un enchainement, tout aussi important que l’interaction entre le triangle des risques énergétiques et le carré des conflits sur l’usage des sols (qui n’est lui même au fond qu’un conflit sur l’usage possible de l’énergie solaire captée naturellement par la fonction chlorophyllienne des plantes), est par exemple la rupture du cycle de l’azote.

Il s’agit du cycle engendré par la captation de l’azote de l’air par les bactéries du « rhizobium » ou des racines des légumineuses (les plantes à protéines, les protéagineuses), à partir d’où les plantes produisent les protéines, les quelles sont mangées par les animaux et les humains. Leurs déjections servent alors naturellement d’engrais azoté pour les plantes… quand du moins elles retournent à la terre. Or c’est justement ce retour qu’interrompent la séparation ville-campagne et le transfert massif des produits de l’agriculture et de l’élevage vers des consommateurs urbains, bientôt « empoisonnés » par la masse correspondante de déjections, et qui les rejettent par les égouts, vers les fleuves et la mer.

Lorsque Marx dénonce cette opposition ville/campagne et la tendance capitaliste à accélérer l’urbanisation, il la pense bien sûr comme le prototype de la division du travail surplombant les producteurs comme « déjà donnée », et, à ce titre, matrice des rapports marchands et de l’aliénation qu’ils entrainent entre les producteurs et leurs produits. Certes. Mais on avait oublié qu’il visait aussi, bien concrètement, cette rupture du cycle de l’azote. Car, si la première révolution agricole des Temps modernes avait tenu le plus grand compte de la nécessité de boucler ce cycle (avec l’assolement triennal), la révolution industrielle capitaliste et l’urbanisation qu’elle entrainait l’avait rapidement ignoré. Pire, la demande urbaine de nourriture entraînait une spécialisation interrégionale des productions agricoles, sous prétexte d’intensification, avec une séparation de la culture et de l’élevage. On finira même avec une séparation géographique entre céréales et protéagineuses !

Dès le début des années 1840, Justus Von Liebig, professeur de chimie à Giessen puis Munich et « plus important que tous les économistes réunis » (selon K. Marx) théorise le cycle de l’azote, mesure la gravité du problème de la raréfaction dans les champs de l’azote biologiquement absorbable (et d’autres nutriments minéraux), et préconise l’usage des engrais azotés. C’est la « seconde révolution agricole », celle des engrais. Ceux-ci se trouvent facilement en gisements, tels que les ossements humains des champs de bataille, le guano du Pérou, etc. Mais tous ces gisements de nitrate s’épuisent les uns après les autres, au fur et à mesure que l’agriculture intensive gagne les différents pays « développés », Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis... D’où le pessimisme final de Liebig, premier penseur d’une crise écologique proprement capitaliste, la rupture du cycle de l’azote. Celle-ci devient chez Marx et les premiers marxistes (jusqu’à la Première guerre mondiale et la révolution d’Octobre) la toute première préoccupation écologique : ce qu’ils appellent la « rupture métabolique »
.

Cette préoccupation est alors largement partagée, et Victor Hugo, dans Les Misérables (1862), s’en fait écho. Le célèbre chapitre de la traversée des égouts de Paris par Jean Valjean est précédé d’une longue étude, « L’intestin du Léviathan », ouvert par un chapitre théorique sur l’appauvrissement des sols, du fait des déjections urbaines perdues et rejetées aux égouts, donc à la mer : « La terre appauvrie par la mer ». Hugo donne une évaluation de ce désastre écologique : la France perd ainsi en engrais azoté jeté à la mer le quart de son budget annuel. Il cite évidemment Liebig, critique le recours aux engrais importés (le guano), et oppose le gaspillage occidental au souci de récupération et de recyclage des déjections par les Chinois, vanté par un autre chimiste, le Suédois Eckeberg
.

Cette crise du métabolisme de l’azote est pourtant différée par le développement, à la faveur des deux guerres mondiales, de la synthèse chimique des nitrates (qui sont d’abord des explosifs !). À l’occasion du Plan Marshall, l’élevage européen se reconstruit sur la base du modèle « maïs-soja », l’Europe négociant ensuite avec les États-Unis un accord d’autolimitation de sa production de protéagineuses qui feraient concurrence au soja : l’accord de Blair House
. Le cycle de l’azote est alors éclaté en un immense processus agro-industriel segmenté, déployé sur plusieurs continents, les apports d’engrais excessifs et les déjections animales polluant progressivement les rivières, les nappes phréatiques et les cotes maritimes, nourrissant les algues vertes.

Ici, ce n’et pas le libéralisme, mais déjà la recherche du profit maximum dans le cadre du dirigisme des accords internationaux et de la Politique Agricole Commune européenne qui ont engendré la crise. Mais ce modèle de production alimentaire dévoreur d’énergie et polluant en divers gaz à effet de serre (méthane de l’élevage, de certaines productions agricoles, de la fermentation des déchets, gaz carbonique des transports et de l’industrie des engrais, de la transformation et de l’emballage), contribue désormais pour moitié à la production mondiale d’effet de serre
.
Seul un rapprochement spatial des différents cycles du métabolisme de la vie, avec une recherche systématique des complémentarités agriculture-élevage, ce qu’on appelle aujourd’hui « agriculture écologiquement intensive », permettra de sortir de cette impasse
.

Contrairement à
la Grande peste, la seconde crise écologique mondiale n’est donc pas le résultat de l’agression d’un microbe inconnu (même si le virus du sida a failli jouer le rôle de Yersinia Pestis), et le changement climatique, comme l’appauvrissement des sols, n’y ont rien de « naturels » : ils sont au contraire engendrés par le modèle de développement en crise. La crise écologique actuelle a pour moteur la dynamique interne du modèle de développement qui la provoque : on dit qu’elle est « endogène ».
La première crise écologique mondiale résultait du choc catastrophique, sur des civilisations fragilisées par leur propre dynamique, de deux événements extérieurs (Yersinia Pestis et le petit âge glaciaire) : on parle de chocs « exogènes ».

C’est pourquoi sans doute le génie d’Ibn Khaldoun, qui se risqua à théoriser le cycle endogène des dynasties et des États, de leur naissance à leur décadence, et fut assez rationaliste pour ne pas attribuer ces catastrophes à quelque péché de l’humanité, comme les Sept plaies d’Egypte, les trouva sans doute si accidentelles, si exogènes, qu’il omit dans la Muqqadima de s’interroger quant à l’effet de la peste et du changement climatique
sur les mutations de la civilisation rurale. Il entrevit que la crise allait précipiter le basculement du rapport des forces du Sud au Nord (vers les Latins et les Turcs). Mais il n’imaginait pas que le monde latin s’en sortirait par une mutation des conditions techniques et sociales des systèmes agricoles (transition au fermage, enclosure des communaux, assolement triennal), accroissant considérablement la capacité de charge alimentaire de l’Europe occidentale et préparant son hégémonie pour les siècles suivants.

Au contraire, parce que les causes de la crise de notre modèle sont endogènes au modèle, nous considérons comme « de bon sens » l’idée que les pays qui sauront, les premiers, rompre avec les technologies du siècle dernier (la civilisation du pétrole et du nucléaire), explorer en pionniers un modèle « décarboné et dénucléarisé », et bâtir un système alimentaire fondé sur la souveraineté régionale et l’« intensification écologique » de l’agriculture
, s’assureront un avantage décisif dans le monde du XXIe siècle.

Bien entendu, la crise actuelle reste aussi une crise financière exigeant une plus ferme régulation, aussi une crise économique et sociale exigeant un repartage des richesses, cette fois à l’échelle mondiale. Sortir de la crise actuelle exigera un véritable New Deal tel qu’en prôna Roosevelt. Mais ce New Deal ne débouchera pas sur l’American Way of Life des années 1950 : règne de l’automobile, du pétrole puis de l’énergie nucléaire. Si l’on comptait sur la Chine et l’Inde pour tirer le monde de la crise, en adoptant l’American Way of Life, que se passerait-il ? Le Mahatma Gandhi répondait « Si toute une nation de 300 millions d’habitants [la population de l’Inde ou de la Chine à son époque] se mettait à exercer une exploitation économique du même type [que la Grande Bretagne lors de sa révolution industrielle], elle dévasterait le monde comme un nuage de sauterelles
. »

Éviter ce désastre : c’est tout l’enjeu de la grande transformation du XXIe siècle, le Green Deal. Contrairement aux espoirs que je formulais encore dans la postface à l’édition 2003 de ce livre, Kyoto, Johannesburg, Bagdad, les élites des grandes puissances, anciennes et émergentes, viennent de montrer, lors des conférences sur le climat de Copenhague, Cancun et Durban, comme dans les conférences préparatoires à « Rio+20 », qu’elles étaient encore très loin d’avoir pris la mesure de l’urgence. Puisse ce livre aider à la prise de conscience de leurs successeurs, et de celles et ceux qui les éliront…

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1 Alain Lipietz, Green Deal. La crise du modèle libéral-productiviste et la réponse écologiste, éd. La Découverte, 2012.
2 Voir le livre de celui qui fut de 2000 à 2008 le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Jean Zigler, Destruction massive, Le Seuil, Paris, 2011.

3 Sur cette première phase de la crise, voir mon livre Face à la crise : l’urgence écologiste, conversation avec Bertrand Richard, éd. Textuel, Paris, 2009.
4 Fernand Braudel, Ernest Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, PUF, Paris, 1979.

5 Sur le poids de cette consommation « ostentatoire », voir Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Points, Paris, 2009.
8 Voir Timothy Brook, « La Chine, matrice du monde moderne », Les Grands dossiers des Sciences Humaines n° 24, Sept. 2011.
9 Ibn Khaldoun, « Autographie », Le livre des exemples, trad. française La Pléiade-Gallimard, Paris, 2002.
10 Ces points communs, qui permettront à Samir Amin (L’accumulation à l’échelle mondiale, éditions Anthropos, Paris, 1970) de regrouper le féodalisme et les modes de production asiatiques sous le terme général de « mode de production tributaire, centralisé ou décentralisé », autorisaient alors Ibn Khaldoun à formuler, dans sa Muqaddima (première partie, théorique, du Livre des exemples), une théorie générale des civilisations humaines. Elle s’appliquait particulièrement bien aux Arabes, Berbères, Perses, Turcs et Mongols. Mais elle ouvre des aperçus assez justes sur les « Roumis » (les Byzantins), les « Francs » (les Germains, Wisigoths et Vandales, puis les royaumes latins), et même les Chinois dans leurs rapports aux peuples des steppes.
11 Voir le site <www.negawatt.org> ;
12 Le Brésil connait depuis son indépendance une évolution par à-coups qui tantôt le porte parmi les grandes puissances, tantôt loin en arrière, mais toujours avec des classes dominantes extrêmement prédatrices sur la Nature. Ce qui lui permet sans doute d’être aujourd’hui à l’avant garde des techniques modernes d’agrocarburants… Voir, pour la crise écologique de la période esclavagiste : José Augusto Pádua, Um Sopro de Destruição. Pensamento político e crítica ambiental no Brasil escravista (1786-1888), Jorge Zahar ed., Rio de Janeiro, 2002.
13 Il existe en réalité bien d’autres articulations, évoquées dans mon livre Green Deal. Ne serait-ce que ceci : la production de gaz à effet de serre par le système alimentaire mondial contribue pour la moitié de la croissance de l’effet de serre…
14 Natalie Gandais, Alain Lipietz, « Pauvreté, crise du climat et agrocarburants », Multitudes, n° 34, automne 2008, texte disponible sur <http://lipietz.net> .
15 Voir le chapitre 6 de ce livre. Cependant, la crise de la biodiversité (la grande extinction des espèces provoquées par l’homme moderne), pour tragique qu’elle soit à terme, n’est pas encore un facteur significatif de la crise économique actuelle.
16 Voir le remarquable article de John Bellamy Foster, « La théorie marxienne de la rupture métabolique », in Marx écologiste, éd. Amsterdam, Paris, 2011.
17 On retrouve sur Internet le Précis historique de l’économie rurale des Chinois présenté à l’Académie royale des sciences de Suède l’an 1754, par M. Charles Gustave Eckeberg, mis en ligne par la Biodiversity Heritage Library.
18 Natalie Gandais, « Du soja et de quelques autres plantes “agro-industrielles” », disponible sur <http://gandais.net>
19 Voir le décompte de l’ONG internationale GRAIN, « Alimentation et changement climatique : le lien oublié », disponible sur <http://www.grain.org/fr> .
20 Voir l’ouvrage du grand agronome Marc Dufumier, Famine au Sud, malbouffe au Nord. Comment le bio peut nous sauver, éd. NiL, Paris, 2012.
21 Rien n’indique d’ailleurs qu’Ibn Khaldoun ait eu conscience de ce début du « petit âge glaciaire » ! A l’autre bout du monde, il avait déjà conduit (selon T. Brooks) Kubilaï Khan à abandonner Xanadu pour Pékin.
22 Voir le rapport de l’Académie des sciences, Démographie, climat et alimentation mondiale, 2011, disponible sur <www.academie-sciences.fr/activite> .
23 Cité par Giovanni Arrighi dans Adam Smith à Pékin, trad. Max Milo, Paris, 2009.